Minot

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Madame Thomazeau

Pendant trois longues années, Madame Thomazeau m’a inspiré une sourde terreur. Partout où nous allions avec Maman, les gens lui demandaient des nouvelles de cette mystérieuse personne.
« Et comment va Madame Thomazeau ? »
Et Maman, qui visiblement connaissait tout de la petite santé de cette… bonne femme, de répondre invariablement : « Oh, ça va, couci couça. »
Qui diable était cette Madame Thomazeau dont la santé intéressait tout le quartier et qu’on cachait à ma vue ? L’énigme me laissait perplexe et passablement inquiet. J’imaginais une grande dame rousse, vieille et moche, qui sentait sous les aisselles et (allez savoir pourquoi) portait une longue blouse grise comme celle du quincaillier…
Le marchand de tabac, où Maman allait acheter les françaises de Papa et le « gris » de Papy, était le plus grand fan de Madame Thomazeau, qui ne manquait pas une occasion de s’enquérir de sa santé. Ayant déjà le sens de la déduction, j’en conclus que cette… mégère devait fumer comme un sapeur et se promener dans le quartier la clope collée à une lèvre bleue, sa chevelure rousse et sale pendouillant sur sa blouse grise élimée.
Je ne sais pourquoi, je sentais que cette… créature était pour moi une menace. Qu’elle enlevait les petits enfants ou les étouffait en les serrant contre son sein flasque.
Parfois je me retournais sur une silhouette dans la rue, pensant l’avoir identifiée. Mais Maman ne me laissait pas le temps de mener plus loin l’enquête, qui me tirait en me tordant la main et criait : « Allez, ramène-toi par là… »
Ma stupeur atteignit son paroxysme lorsque je découvris, chez le boucher, l’existence d’un Monsieur Thomazeau qui remettait en cause toute ma théorie. Comment une femme aussi laide, aussi méchante, pouvait-elle avoir un époux ? Ce n’était pas crédible.
– Et comment va Monsieur Thomazeau ?
– Bien, bien… répondit Maman. Vous savez ce que c’est, le travail…
Eh bien non, je ne savais pas, justement. Quel travail pouvait bien effectuer le mari de la sorcière ? Nous baguenaudions dans la rue et mon regard s’attardait sur les pognes dans la vitrine du boulanger lorsque l’illumination me vint. Bon sang, mais c’était bien sûr. Monsieur Thomazeau était le quincaillier.
Las, cette nouvelle hypothèse allait être battue en brèche un mardi matin lorsque – et je pouvais à peine dissimuler mon excitation – Maman annonça à Papa que nous allions chez le quincaillier acheter du débouche-évier.
Maman entra dans le bric-à-brac, au plafond duquel s’agitait toute une forêt de mobiles – des lampes, des outils étranges et biscornus, des ustensiles de cuisine –, et le quincaillier s’avança, son crayon de bois sur l’oreille.
« Bonjour, Monsieur Payan », s’écria Maman.
Payan ? La déception fut rude. Alors je tentai mon va-tout, me mettant à hurler à brûle-pourpoint, et avant que le sieur Payan ait eu le temps de faire de même : « Et comment va Madame Thomazeau ? »
Surprise, et pensant que je me moquais des bonnes mœurs et des formules de politesse du petit commerce, Maman m’expédia une torgnole qui me fit taire définitivement.
J’appris plus tard, bien sûr, ma terrible méprise et que, comme dans toutes les bonnes énigmes, j’avais la solution sous la main ou plutôt dans la main… Mais la baffe expédiée par Maman me confirma que je n’avais pas totalement tort. Je l’avais su dès le début que Madame Thomazeau était un bourreau d’enfants.

© Les éditions du Fioupélan