Mémoires d’un singe savant, Premier chapitre

Mémoires d’un singe savant

Bonjour, je m’appelle Bibi, j’espère que vous allez mal, moi ça va bien. Je me propose de raconter mes aventures, en espérant faire bisquer le maximum de monde. Je n’écris pas pour devenir plus sage, ni pour me faire admirer, ni pour édifier votre âme, ni pour enrichir la littérature (qu’elle crève !), ni pour transmettre ou dénoncer quoi que ce soit, tout ça je m’en bats la banane, j’écris dans l’unique espoir et le seul dessein de vous rendre fou. Vous imaginer cherchant fiévreusement un entonnoir pour vous le mettre sur le crâne après la lecture de ces pages est mon ultime consolation, la dernière chose au monde que je trouve encore stimulante, qui me chatouille les méninges et me fasse frétiller les neurones. Tenez-vous-le pour dit.

Ah oui : il est fort possible, en raison des événements par moi relatés, que seuls des extraterrestres prennent connaissance de ma prose. Cela ne change rien à mes intentions : s’ils sont assez stupides pour venir sur Terre, ils méritent amplement d’être rendus marteaux. Sur ce, en route, vous m’avez assez fait perdre de temps.
Je suis un simien anthropoïde, c’est-à-dire un singe, plus précisément un orang-outan. Pieds préhensibles, dents incassables, pas de queue à l’arrière, oreilles mobiles, capteur de pluie automatique, toison purs poils (froid ? moi ? jamais !), je peux éplucher deux bananes à la fois les doigts dans le nez et me gratter l’oreille avec le pied, qui dit mieux ? Quant au détail qui intéresse tant les femelles, sans me vanter je peux me faire de l’ombre avec. Alors la soi-disant supériorité de l’homme… Celui-là, je le retiens ! Il a fait de la Terre une machine à sous, bling-bling-bling… et patatras !… À force de tirer sur la corde, le décor lui est tombé dessus, il a pris la réalité sur la tête… La reine des espèces ! Espèce de cons !… Remarquez, j’admets qu’Homo sapiens occupe le rang le plus élevé sur l’échelle des espèces. Je l’admets parce que cette échelle est vermoulue et qu’il s’est cassé la gueule de plus haut. L’intelligence a servi aux humains à compenser leur faiblesse physique, leur incompétence dans l’art de grimper aux arbres. La fameuse « Raison » dont ils se targuent fut leur béquille, une béquille avec laquelle ils n’ont pas tardé à se taper dessus… Non, ne dites rien, je sais ce que vous allez dire : « Un singe ne peut pas… » Eh bien, moi si. J’ai appris à parler.

La vie se divise en trois parties : quand on veut parler mais qu’on ne sait pas le faire ; quand on sait parler mais qu’on ne doit pas le faire ; quand on peut parler mais qu’on n’a plus envie de le faire. Or voici qu’au crépuscule de mes jours, écrasé par la monumentale, la pharaonesque inutilité de raconter quoi que ce soit à quiconque, je me retrouve du même coup désencombré de la poussière de l’inessentiel : fatigué de parler, je vais enfin tout dire. Tout dire, ne dire que tout, c’est mon devoir, mais aussi mon luxe et mon passe-temps. C’est ce qui reste quand il n’y a plus rien, c’est ce qui charme le serpent du silence. Parmi ces ruines croulantes, la pure vérité sera mon guide unique et ma seule maîtresse. Action !
Pas plus haut que trois noix de coco, alors que je jouais sur la plage, j’ai été kidnappé par des pirates. Le capitaine de leur navire, un nommé Ribouldeck, m’a fait fumer du tabac dans son brûle-gueule, goûter au rhum… Sa cabine était couverte de photos de filles peu vêtues qui me mettaient en joie mais m’ont fait prendre un mauvais pli.
Au cours du voyage en mer j’ai vite grandi et j’ai commencé à faire des miennes, cassant quelques précieux instruments de navigation et apprenant la voltige aérienne au chien du bord.

Après une longue traversée marine, nous débarquâmes dans le port de Cauchemarseille d’où le capitaine Ribouldeck était originaire. Son navire étant hypothéqué jusqu’à la hune, il dut se résoudre à me mettre en vente au marché aux puces.
Le marché aux puces de Cauchemarseille est célèbre dans l’Univers entier. On y trouve de tout, et en particulier n’importe quoi. Si l’on ne tombe jamais sur ce que l’on espère, il arrive que l’inespéré vous tombe dessus.
Narines dilatées, oreilles déployées, j’assistais au manège de tous ces quêteurs d’inattendu, ces assoiffés de hasard qui, l’œil brillant, fouinaient dans le bric-à-brac à la recherche de la lampe d’Aladin, ou soulevaient de vieux bidules pour voir s’il n’y avait pas dessous, mêlé à la poussière, un peu de poudre de perlimpinpin. Les génies se cacheraient-ils dans ce qui ne vaut rien (ou pas grand-chose) ? Pour quelques kopecks, on vous cède une âme, à vous de la réveiller. La babiole de l’un peut être le Graal de l’autre. On dit que le diable niche dans les détails, le divin percherait-il dans le dérisoire, le négligeable ?
Le marché aux puces de Cauchemarseille illustre à merveille cette importante vérité : le bonheur, il ne faut pas l’attendre, mais le prendre où l’on peut, si nécessaire sur le trottoir, à hauteur de museau de chien. Sans délai, car ce qu’on refuse au présent, aucune éternité ne le rend. Du reste, le bonheur n’existant probablement pas, essayons d’être heureux sans lui : telle est la sagesse des habitants de Cauchemarseille, qui reviennent souvent bredouilles mais toujours contents d’avoir pris un bon bain de rêve.

Ce n’est que beaucoup plus tard, quand mon cerveau se fut complètement formé, que me vinrent ces réflexions. Pour l’instant, exposé aux regards, je me contentais de me ronger le pied. Chaque curieux passait la main à travers les barreaux de ma cage pour caresser mes beaux poils roux, histoire d’emporter à la maison une sensation nouvelle, une expérience tactile qu’il conserverait précieusement dans sa mémoire, d’autant plus qu’après l’avoir laissé venir, je le gratifiais d’un bon coup de dents. Je suis un aristosinge, moi, on ne me caresse pas sans autorisation. Et toute cette populaille dimanchesque, au demeurant plutôt sympathique, avec la marque de mes incisives sur le bras s’en retournait chez elle, meurtrie mais ravie d’avoir quelque chose à raconter : « Zette, tu aurais vu comme il est, une peste, un sauvage pur jus, une boule de hargne, ça fait plaisir de pas avoir ça à la maison, il nous mangerait la vie, il nous ferait la misère du sol au plafond… »

Extraordinaire sagesse : plus ce qu’il risque d’advenir est horrible, plus il est merveilleux que rien n’arrive. Le fait qu’il ne se passe rien, que le ciel n’héberge pas d’aérolithe tueur, que choléra, termites et notaires soient absents de votre foyer, qu’aucun inspecteur du fisc ne hante votre paillasson, et surtout que Bibi soit loin de vous devrait suffire à votre bonheur. Se lever le matin sans vous retrouver nez à nez avec un orang-outan hilare qui a mis la maison au pillage et vidé toutes vos bouteilles, inondé le four et fait cuire le lave-linge, brûlé le jardin et arrosé les voisins, transformé la voiture en machine infernale et violé votre fille après avoir revêtu la robe de mariage de votre épouse, le voilà, le bonheur ! N’allez pas chercher plus loin ! Je suis une calamité remboursée par la Sécurité sociale, se tenir en dehors de mon rayon d’action devrait être un délice permanent pour tout mortel. Ne pas me voir c’est être en vacances ! Profitez !
Je récapitule : le bonheur est une chose en creux, genre moule à flan, il est moins fait de ce qui arrive que de ce qui n’arrive pas, vu que tout ce qui arrive est le plus souvent accompagné de trois valises de tracas et d’une malle d’empoisonnements genre moi. Mais ceux qui allaient m’acheter l’ignoraient encore.

Singe désastreux mais bien élevé, je possédais déjà des principes qui m’avaient été inculqués par ma sainte maman ; exemple : je ne mordais que de la bonne pâte, des êtres qui me semblaient dignes de recevoir une leçon. Les autres, ceux dont la cervelle était une citadelle bien gardée ou une crêpe refroidie, je les épargnais : ils étaient condamnés à eux-mêmes – le pire des châtiments. Qu’ils s’autodévorent, les vilains, que leur bouche mange leur bouche, je ne vais pas me salir les dents au contact de leur épiderme ! Quand je mords, c’est de la philosophie. Je mords donc je suis. Donc vous êtes. Mordu par des dents expertes, on réalise soudain sa vianditude, on fraternise avec veaux, vaches et cochons, on se prend enfin pour ce qu’on est : de la matière molle, moins rare et plus reproductible que ce vieux casque de pompier, ce battoir à tapis, cette machine à coudre à pédales et cette soupière fêlée qui trônent auprès de votre serviteur en ce marché aux puces… Par la suite, j’ai mordu un peu tout le monde. La vérité étant d’une enfangélique simplicité, mieux vaut la servir en mordant les menteurs qu’en fabriquant une énième religion ou théorie politique qui ne fera qu’ajouter à la connaissance une nouvelle couche de cirage. Au demeurant, la hargne est au philosophe ce que le burin est au sculpteur, l’esprit se bonifie moins par des idées acquises que par des préjugés retranchés – au besoin à coups de dents.
Mais au lieu de remerciements, j’avais droit à des commentaires du style « Quel saligaud ! » ou « Peuchère, il doit avoir soif… ».

Peuchère vous-mêmes, tronches de semelle !
Cette pitié qu’ils ont parfois, comme la soupape de sécurité de leur indifférence… Chez nous, quand un singe est dans le besoin, il s’assoit devant ceux qui ont de quoi. Sur-le-champ on lui apporte tout ce qu’on a et on le lui donne. Le nécessiteux prend ce qu’il veut et s’en va sans remercier personne. Nous pratiquons naturellement et sans théories le communisme intégral. Il n’entre ni charité ni religiosité dans cette conduite, trop naturelle pour avoir un nom. Si on lui donnait un nom, on la salirait.

© Les éditions du Fioupélan