Le livre de Jobi, extrait des premières lignes

Le livre de Jobi

Il y avait à Marseille un mec du nom de Jobi. Et cet homme était droit dans ses espadrilles et ne craignait personne à la belote. Il avait tout : la villa avec piscine à La Valentine, le cabanon dans les calanques, le briquet en or, la Mercedes suréquipée toutes options avec le radar à flics et le collimateur à lapins, un chien purs poils de race noble qui ne tolérait que le vouvoiement, une femme canon de chez Krupp… Comme l’occasion fait le lardon, il avait aussi un fils qui était, disait-il, la prunelle de ses os.
Père et fils allaient souventes fois au stade Vélodrome pour assister aux matchs de la fameuse équipe de Marseille qui, en ces temps lointains, imposait sa loi de fer sur un pays en proie au football. Même quand Marseille, objet de la jalousie des dieux, subissait une injuste défaite, l’homme et l’enfant restaient soudés dans l’épreuve, rêvant de vengeance sanglante. Car, ainsi que le chanta Momo, le Rossignol des Caillols :

Quand Marseille mord la poussière,
La revanche ne tarde guère.

« Papa, demandait parfois le pitchoun, si Marseille peut manger le monde, pourquoi elle a jamais gagné la Coupe du monde ? » Et Jobi, après un moment de perplexité, explicationnait tendrement au fruit de ses boyaux que certes Marseille méritait mille fois de boire le divin pastis dans la Coupe du monde, hélas la chose était techniquement impossible, comme de trouver une perle dans une figue ou de faire entrer la Bonne Mère dans une chaussette.
Sous les trompettes du triomphe ou la poussière de la déroute, père et fils se régalaient de voir jouer leurs héros, et puis comme ça le minot apprenait à sortir opportunément de belles grossièretés, à siffler sur tous les tons, à balancer des canettes dans les rangs des supporters ennemis, à couillonner le service d’ordre : il apprenait la vie, quoi !

Mais n’allez pas imaginer que Jobi fréquentait la tribune d’honneur. Il eût pu mais point ne le faisait. Je préfère mieux rester proche des humbles, disait-il, vu qu’avant ma successite j’étais aussi un zumble. Et il scandait une maxime qu’il avait mis des années à forger : Le corail ne rougit pas de se frotter aux moules ni le Soleil de marcher dans la boue.
À propos de moules, Jobi avait aussi deux filles. Deux filles ça va, c’est moins pire que trois, et il y a des choses qui doivent aller par paires : deux oreilles, deux couilles, deux filles… Mais attention : il les destinait à des choses sérieuses, pas question qu’elles se mettent à cavaler, parce que les filles c’est pareil que les sardines, ça vous glisse vite entre les doigts. Les filles des autres, c’est tout bénef pour toi qu’elles tournent mal, fada, mais les tiennes…

Une de ses filles, un jour, pour vous dire, elle lui sort : « Papa, plus tard je veux être masseuse. » De suite elle s’est mangé un pastisson que sa tête elle a fait plusieurs tours. Jobi, il a aboyé plus fort que le chien : « D’abord on dit pas masseuse, on dit kinésithérapute, avant de faire des cochoncetés il faut connaître le français, et jamais la moindre de mes filles ne fera commerce de ses pattes ! »

En dehors de ses proches, c’était un homme charmant. Avec les gonzesses, celles des autres ou les sans-propriétaire, il faisait des ravages, même qu’on l’appelait le fléau des moules. C’est plus redoutable que le bourreau des cœurs, le fléau des moules. Elles lui trouvaient une de ces classes… Oh, il se vêtissait sur mesure, son tailleur c’était un artiste, un inspiré. La mode, Jobi, il ne la suivait pas, il la locomotivait. Ses godasses, tu pouvais te voir dedans tellement elles brillaient. Quand il était assis au café, elles lui servaient de rétroviseurs, comme ça il surveillait derrière, des fois qu’on le prendrait en traître… Et le pastis, il le buvait… Tu en as, ils boivent le pastis, bon… mais Jobi, il buvait le pastis, je sais pas comment t’expliquer… avec panache, avec… majestuosité. Rien que de le voir écluser sa momie avec la satisfaction de la sieste accomplie, les galines elles se pâmaient, elles défaillaient, elles tombaient d’amour…

C’est qu’il avait aussi la tchatche. Le poisson, tu le prends par la bouche, les femmes tu les prends par l’oreille. De sa voix chaude, avec la paupière tombante et le petit air de dégoût au coin des lèvres, il faisait fondre les jupons. Il savait les faire rêver, les petites, il prenait un air de cinéma, une gueule de voyage, il leur jetait des paillettes dans l’espéreuse, leur faisait miroiter la Riviera, Capri, les délices de Macao, les croisières, les jeux du cirque… Par-dessus le marché aux poissons, il avait la gesticule. Il ne parlait pas des mains, trop d’efforts, il parlait des doigts, à la marseillaise.

Sa légitime, il l’avait bien dressée, elle fermait les yeux sur ses concupissages. Pardi, il lui payait tout ce qu’elle voulait… Oh, ne me faites pas dire qu’il courait les jupons, Jobi il ne courait jamais, c’est les jupons qui couraient à lui. Qu’est-ce que vous voulez, c’était un mâle, un vrai, pas un de ces tartuféministes qui font croire aux femmes qu’elles sont des grands hommes, qui flattent leur orgueil pour les charmer et les sauter, lui il les aimait mi-putes mi-soumises. Mais dès qu’elles lui zobéissaient, il les respectait : sans les femmes, disait-il, on perdrait notre animalité, on ne penserait qu’à réfléchir.

Malgré sa connaissance du cœur féminin, son bizness ce n’était pas le bidet, c’était les machines à sous. En ce temps-là, elles marchaient du feu de Dieu. Mais réglo, le Jobi, sérieux comme un banquier suisse, il demandait beaucoup mais ne prenait jamais plus que beaucoup… c’est-à-dire un petit peu moins que trop. Histoire de pas tuer la vache aux œufs d’or. On pouvait se fier à lui comme à un taxi marseillais, il avait deux calibres mais une seule parole. Sauf qu’il fallait être aussi réglo à son égard. Pour casser un mauvais payeur, il ne haussait même pas le ton, juste il lui offrait un cigare et susurrait : « Profite, qu’on sait jamais de quoi l’avenir sera fait… »

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